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MIGUÈLE CLÉMESSY, PEINTRE.
9 septembre 2010

Journal de peinture (extrait)

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16 novembre

Aujourd'hui, je reste des mois entiers seule en Lozère. Il me faut patienter quelques semaines difficiles avant de devenir sauvage et, c'est alors seulement que l'art, ce jumeau de la solitude, se présente à moi. Tout à coup il est là, partout où se pose mon regard, où se font mes gestes - je l'épouse alors et unie à lui, nous faisons tout ensemble, dans la maison, dehors, de la pensée religieuse à la pensée ménagère. Il n'accepte jamais aucune alliance contre rien, il exige une dote qui détourne de moi tout ce qui n'est pas lui. La contre partie, c'est qu'il me laisse croire que je vais tenir debout, pouvoir marcher, sans pour autant mettre les pieds n'importe où ; il me conduit vers les troquets de nuit, dans les outrages, les ruines, dans le centre des forêts où la panique me guette, il m'éprouve, il est impitoyable, puis, subitement, il me récompense d'une joie unique, proche de l'extase, transformant tout à coup le parcours de tout lieu à l'atelier, en chemin directe et doré où les pas ne buttent plus nulle part. La pulsion créative ne lui suffit jamais : la pulsion, sans rigoureux apprivoisement, qui va jusqu'au domptage, s'enfuit aussi vite qu'elle a jailli. Impossible de faire oeuvre de mes pulsions sans me battre : il me faut aller à leurs convocations armée jusqu'aux dents afin de les défendre de tous les assaillants : la furtive mode, ou les plaisirs qui volent au dessus des demeures sans soubassements.

Je dois peindre tous les jours, ma vie se situe là et, quand tout se dérègle, au lieu d'un soulagement, je pense à mon travail jour et nuit souffrant jusqu'à le retrouver. Je ne m'en éloigne que rarement, jamais longtemps, je suis fidèle même si parfois ce travail m'empoisonne l'existence en devenant laborieux, pendant que l'émotion, en cessant d'être à fleur de peau, fait place à un vide qui grandit jusqu'à m'incarcérer dans l'inquiétude elle-même. Je circule alors, mange et couche à l'intérieur de cette inquiétude, et finis par croire que j'en mourrais. Mais la peinture toujours me revient, me sauve et c'est à nouveau la victoire.

Maintenant, j'arrive aux Pierres Jaunes, je touche le ciel, l'air est dur et vif et transparent et je marque une pose, une croix sur la terre avec un bâton, puis je ferai demi tour. C'est grandiose. Je vois le Mont Genêt des Jours, toutes les montagnes et les forêts, avec au ciel des percées bleues dans les nuages blancs de neige.

Autrefois, voilée d'un silence mortel, je m'agenouillais dans les bars comme au fond des églises et mon corps adolescent s'engourdissait dans la prière des voix qui ne disent rien d'autre qu'une peur commune à tous les hommes, une peur d'amour à l'unisson, et j'appelais ma mère comme le fou de Gogol: "Maman, sauve ton malheureux fils! Verse une larme sur sa petite tête malade, regarde comme ils le tourmentent! Serre-le contre ton sein, ton pauvre petit orphelin! Il n'y a pas de place pour lui en ce monde! On le chasse! - Maman! Aie pitié de ton petit enfant malade!..."

Tous les jours je marche, traverse les forêts, les cours d'eau et me parle dans ma tête, ou à haute voix, je m'entretiens avec moi-même et tout ce que je prononce serait perdu, si mon art qui me suit pas à pas, ne s'en accaparait pas. Je ne sais si c'est ma peinture qui nourrit cette parole ou si c'est cette parole qui nourrit ma peinture, il y a un balancement entre elles. La peinture habite tout mon esprit en même temps que tout mon être physique: mis hors du monde, ce corps et cet esprit vont ensemble dans cette forêt, et tous trois sont indissociables - je suis une branche qui pense, je suis une pierre, je suis le ciel et ils sont moi. La solitude du corps a les mêmes gestes que ceux de l'esprit, que ceux de la pluie.

Mise hors du monde je l'étais également dans les bars de nuit où il y avait du monde, où la lumière jaillissait, sordide et tenace, excluant tout ce qui n'était pas pris dans son halo. J'étais gobée par ce halo, isolée dans cette nuit, cherchant à en extirper la dangereuse poésie. J'avais quinze ans et j'allais apprendre que la peinture n'était plus un jeu.

Bars, idem forêts, même expérience: corps posé là, veillé par l'esprit, placés tous deux dans l'oubli des autres, jusqu'à la réclusion, jusqu'à ce que la solitude les enlace. N'adresser la parole à personne. Si j'adresse la parole à l'autre, j'entre en lui, lui en moi, la distraction alors commence et il ne s'agit déjà plus de peinture.

Aujourd'hui je me dissous dans la forêt avec la même quête et la même pensée sordide frappées en moi, celle des bars contaminés par la misère humaine, et je traverse la limpidité des choses touchées par l'azur, avec ce lointain sentiment qui se mêle à la forêt fraîche. Je sens exister en moi un lien entre les bars de nuit où rôde le drame, et cette chasteté de la nature: l'art. L'art, point commun, trait d'union de tout à tout. L'art, comme la mort, égalise. L'art, quand il s'installe, s'acharne, rigoureux, adhère à tout, s'enroule, se ventouse au fond des nuits, fait la loi des cafés, de la turbulence jusqu'au silence, fait pareillement la loi des forêts de l'aube à l'obscurité. L'art prend, ramasse, engrange vigoureusement tout ce qui est pris au piège des passions, et déverse le contenu de ses récoltes dans les caves profondes des artistes. Il empoigne leur âme tout en occupant leur corps et s'y vautre, et s'y love, et s'y allonge tel un gras liquide coulant dans les failles pour les colmater de lui-même. Il plonge l'âme toute entière avec le corps lié à elle dans un abîme où ils s'épuisent ensemble jusqu'à la ruine. Il faut tout lui céder, amants, amis, famille ; seul, l'enfant garde avec lui son égalité.

L'art est venu me chercher un jour, bien avant les bars et je l'ai reconnu, je m'en souviens c'était en Afrique, j'avais neuf ans : il me berçait le soir pour mieux me brutaliser au matin. Très vite, il s'est mis à briller jusqu'à effacer Dieu, guettant mes chutes pour me remettre debout dans une parenthèse de bonheur sans mesure - puis, il me reprenait tout. L'art, pour être plus brillant que Dieu lui-même, savait déguiser le drame en allégresse. Dieu est donc mort au "Terminus", une nuit de mes quinze ans, dans ce bar où les autres, venus là pour abolir leur solitude, ne me servaient qu'à renforcer la mienne, celle que je me construisais - je ne leur ressemblais jamais, ils étaient vieux et lointains pendant que je voyageais dans la noblesse de cette solitude encore immatérielle qui s'installait en moi pour toujours. Je me suis mis à l'oeuvre pour l'héberger correctement, je lui ai donné matière et couleur, elle a pris de l'ampleur, elle est devenue irréparable, insolente et définitive. Je tentais alors de lui tordre le cou, je l'essorais comme un drap et il en sortait des notes, minuscules blessures qui mordaient pourtant, virgules entre des mots qui n'existaient pas encore et des touches étouffées de couleurs enflaient mon coeur.

Je marche, je passe devant la cascade, l'eau fait son bruit, je rentre, je presse le pas, maintenant le soir commence, j'appréhende l'ombre qui va tomber, il me faut être à la maison avant la nuit, impérativement.

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17 novembre

Le funambule risque à tous moments de tomber, soit à droite, soit à gauche, il est conscient de ce danger permanent et concentre toute l'énergie de sa vie à tenter de rester sur le fil. Et, d'y danser. L'artiste avance sur le fil rouge entre joies et chagrins qui sont tous deux, pour lui, sans fond - il ne peut y échapper, son épiderme est réversible et peut se retourner au moindre souffle.

La pluie vient de cesser, la piste est mouillée, le ciel se dégage très vite... il y a déjà un grand soleil et je devine les montagnes. Prise d'ivresse, je suis l'aigle ; il me suffirait néanmoins d'un nuage pour que je tombe en pleurs, je contiens le bonheur et son contraire, à parts égales. J'en ai assez de peindre, assez! assez! Je ne veux que marcher dans le rêve facile des crêtes - mais si je hâte le pas, c'est bien que j'ai hâte de peindre?!

Dans la forêt personne ne me voit, et je souris aux oiseaux, aux vieilles branches, bonjour tronc, bonjour verte mousse - j'ai belle figure ici où les larmes sont des ruisselets tantôt de tristesse, tantôt de colère, et je pleure comme on rit, ici, dans la nature où je suis infiniment seule, seule à droite, seule à gauche, ici où l'ostensible du corps n'a que la nature pour référence: je ne suis pas décoiffée mais griffonnée sur la tête comme les arbres qui gardent sur leurs faîtes toute une densité de fines branches noires emmêlées par le vent. Comment le corps pourrait-il être perçu ici de la même manière qu'en présence du monde? Ici, il est plongé dans un grand univers, seul, tout petit parmi les forêts, les montagnes et le ciel entier, tout petit comme un point dans cet immense espace et obligé d'être fort, plus qu'ailleurs, pour faire le poids. Ici, j'habite mon corps avec une singulière application, le silence en souligne les gestes, les sons, je l'entretiens comme on huile un outil - c'est mon corps ramené d'ici qui va peindre tout à l'heure dans la tendresse de l'atelier, mon esprit l'inclinera vers la peinture et il sera peintre. La peinture est humaine, l'homme artiste n'est qu'un traducteur constitué de chair et d'âme, il panse les blessures universelles, les soumet à l'épreuve sophistiquée de la sublimation, puis les renvoie sous forme d'objets, tableaux, livres, musiques... tout comme le terre constituée de pierres, d'arbres ou d'eau... nous donne du papier, des maisons, des villes...

Ici, tous les jours se ressemblent, comme se ressemblent tous les tableaux d'une même série : faire toujours apparemment le même tableau permet de jouer sur l'infime variation, comme les jours ici, dans cette nature : chaque jour est semblable au précédent, mais il y a chaque jour une infime variation qui participe à changer l'univers. A présent, je suis entre l'automne et l'hiver, j'attends l'hiver, il se prépare, petit à petit, il se fait, je ne le vois pas distinctement, mais un matin la forêt sera blanche. La nature se prépare secrètement à recevoir sa neige et m'inclue dans sa métamorphose. Quand je parviens au dépouillement de civilités, cette nature partage avec moi son secret divin et dans ce cas précis, unique et universel, le témoin, le seul, est ma peinture. Il me coûte, pour accéder au privilège de cette communion, de vivre longtemps loin de mes semblables.

Zazou court et aboie vers un écureuil, je croise une fleur de digitale, étonnante trace inespérée - souvenir d'un été mort.

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20 novembre

Partant du principe de connexion entre la nature et moi, je me demande si la broussaille m'inspire ou si j'inspire la broussaille? Cependant, le signifiant des formes et des couleurs que je pose sur la toile, se révèle à ma conscience au moment où je rencontre dans la nature les objets de l'inspiration : les masses rocheuses, les genêts qui les surplombent, les épines, les eaux... Je ne crois pas aspirer à une chose avant de la rencontrer, du reste, comment pourrait-on matérialiser, même en pensée, de l'inconnu? Quel corps lui donner? Je ne crée rien, le sais, parfois l'oublie - tout est déjà dans l'homme et la nature, je traduis, c'est strictement tout.

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28 novembre

Devant moi le brillant de la piste incise une masse sombre qui finit dans l'oubli, le prochain virage n'existe plus, c'est la fin du dernier chemin d'un monde basculant dans l'abîme, on peut tout imaginer en ce qui concerne l'autre côté du ciel tombé dans le brouillard. J'entends de partout couler des ruisseaux, les rivières pleines et les torrents disparus, mon univers invisible m'attend, tout vivant sous le vélin froid de coton gris mauve, et voici plusieurs mois que je vis ici et traverse chaque jour cette forêt où, à présent, les éléments consignés dans ma peinture m'apparaissent comme une évidence simple : voici dans le sureau que je croise, mes pointes vermillons, ici dans la roche les griffures, les cobalts soustraits de l'eau, chaque signe,  chaque couleur, chaque forme, les fibres, les vapeurs de la terre, tout est là, si près de moi, et mes échelles, mes tours, tous les thèmes peints ici leur sont similaires, des fagots de racines blanches aux buissons ligotés de ruban déchirés dans un drap, tous les thèmes, jusqu'aux platanes roses, vivent dans le va et vient de l'air sauvage que mes poumons respirent.

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30 novembre

Je suis ici depuis les framboises, les herbes hautes aux pieds des montagnes, les nuits chaudes et j'atteins l'hiver comme on atteint un lieu : j'entre dans le lieu de l'hiver - partie du doux pour arriver à l'âpreté du vent froid des journées courtes. Ce que je peins aujourd'hui est l'aboutissement du lent déroulement des saisons, dont je ne peux faire l'économie, le temps ne respectant jamais ce qui se fait sans lui : je peins le résultat des jours joyeux, des jours de silence, des jours où la solitude était une joie et de ceux où elle était un enfer.

Aujourd'hui au dessus de la piste le ciel est splendide, tâché "de rose et de bleu mystique" tout près de moi et, plus loin, où les aigles tournoient, des nuages anthracites de neige encore suspendue couvrent le Mont Genêt des Jours jusqu'aux champs qui l'entourent.

Je cueille des racines, est-ce que je les vole à la terre? Est-ce que la terre me les offre? J'en ferai une nouvelle série de fagots ficelés qui grossira mon travail. Je me demande, devant cette beauté sans preuve des choses que la nature a posé dans l'ordre le plus juste qui soit, de quel droit j'interviens? Est-ce le droit de tout humain?

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1° décembre

Sur la piste toujours, cette fois le ciel est entièrement gris et les forêts vertes et noires. Au loin les montagnes sont enneigées. Bruegel! Il fait froid. Depuis que j'ai commencé le ligotage des fagots, je prends encore davantage conscience des éléments qui m'ont inspirée dans cet espace. Ma conscience ne me délivre que très lentement ce qu'elle enregistre au service de ma peinture. Je fais, aujourd'hui en marchant, comme un bilan de mes travaux de montagne : d'abord, il y a eu l'exaltation des vermillons rouges et oranges, des quatorze juillet en forêt, - à Paris j'avais vu l'expo Delaunay, et collais ses rouges dans mes arbres - l'année d'après, il y eut les maisons en béton armé, massues comme des fermes lozériennes - ensuite les colonnes de béton, hautes, lisses et striées comme le tronc des fayards, - puis les sculptures en cornes noires, - ensuite, les platanes roses qui sont devenus des buissons/cornes, - et, enfin, les fagots, tout le travail fait ici.

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2 décembre

Les pentes de sucre glacé sur le flanc des monts étincellent d'une blancheur dure. J'arrive aux Écluses. je suis dans la dernière semaine de ce séjour qui a commencé cet été, je suis obligée de rentrer bientôt à Hyères et ma longue solitude va s'interrompre. Sentant déjà la limite du temps qui me reste, j'ai accepté pour demain soir une invitation de Jean-Noël au restaurant du prochain village, et je verrai du monde! Ce simple dîner prend pour moi l'allure d'un événement qui m'éloigne déjà un peu de mes conditions de travail. Bientôt je rentrerai à Hyères avec mes deux animaux et tout sera fini de cette série de jours, de trois saisons, de marches dans la forêt, de gestes simples répétés, toujours répétés au rythme de la peinture, des matins, des soirs, des nuits, du manger, du dormir, proches, serrés, si proches baignés dans la peinture et la peinture en eux.

La nostalgie me prend.
Mes amis m'auront-ils oubliée?

Il ne peut y avoir de peinture sans le peintre : très peu de gens le comprennent. Georges Rougy-Minang me parlait un jour des peintres schizophrènes qu'on enferme au fond des asiles pendant qu'on expose leurs oeuvres dans les musées. Les amis qui m'abandonnent ne m'abandonnent jamais parce que je fais de la peinture, au contraire, ils aiment ma peinture : ils m'abandonnent parce que je suis peintre. Un peintre ne peut être convié à tous les festins car il est incapable de se limiter à la convenance des émotions, - il les porte toutes en lui, en même temps, en vrac, il se déplace avec une lourde besace et ce n'est pas supportable pour tout le monde.
Comment fait-on, quand on n'est pas peintre, pour savoir de quels ingrédients est faite une peinture?

J'ai peur de perdre Charles, j'ai peur qu'il me dise "vas-y, guéris, fais un effort, va voir un psy!"
Je suis au bord de la guérison, au bord de la maladie aussi, depuis toujours je suis sur le fil, je vais tomber à gauche, ou bien à droite, mais en attendant je tiens à ma manière, j'avance en peignant.
Les psychanalystes, dépourvus devant la plainte de l'artiste, le renvoient toujours à sa fatalité. Depuis quelques temps, chaque fois que je pense à Charles, j'ai envie de pleurer.

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MIGUÈLE CLÉMESSY, PEINTRE.
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